Résolument, les hommes en treillis au pouvoir dans le Sahel inventent leurs récits pour s’imposer durablement aux commandes des Etats dont ils ont pris possession. Vol au-dessus d’une fabrique de slogans et de vérités alternatives visant à légitimer l’émergence de nouvelles autocraties militaires.
Entre incompréhension et sidération, le public a suivi, le 11 février dernier, la très longue interview du général Abdourahmane Tiani, diffusée par la chaîne Télé Sahel. Complaisamment interrogé, le dirigeant du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) s’est exprimé en français, hausa et zarma, pour exposer sa vision du présent et du futur de son pays, sept mois après la commission de son coup d’Etat. Des propos souvent déroutants, confinant parfois à l’extravagance. Une effarante litanie de formules vagues et hasardeuses, d’approximations, d’incohérences, de vacuité et de contrevérités. Le tout, avec la dose requise de populisme décomplexé.
S’agissant du retrait de son pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), le général putschiste a puisé dans le bréviaire passablement essoufflé des juntes sahéliennes, en revisitant confusément l’histoire de la Cédéao,coupable de tous les péchés de l’univers. Et, bien entendu, il ne pouvait conclure sans asséner la référence à la France, une fois encore désignée comme le manipulateur occulte des œuvres de la Communauté ouest-africaine. Pêle-mêle, le général a convoqué le discours de la Baule, anathématisé les dirigeants des pays voisins, enterré les processus démocratiques, salué les improbables vertus des régimes monolithiques du passé et fustigé les Conférences nationales des années 90, qui, selon lui « ont placé nos pays sous la domination de la France ». Une lecture désaccordée des faits et de l’histoire. Un concert de vérités alternatives inspirées des notes et fiches de bonimenteurs néo-panafricanistes, devenus les maîtres à penser des juntes du Sahel. Et, à ceux qui seraient tentés de douter de son regard sur l’état des choses, il a magistralement affirmé : « Nous ne sommes pas ignorants ou analphabètes de l’histoire ».
Sans sourciller, le chef du régime d’exception nigérien a déclaré que « les militaires français sont toujours à nos frontières et se préparent à nous attaquer. » Faut-il en rire ? Peut-être. Sauf que ces affirmations sont émises par un homme qui s’est propulsé aux commandes d’un Etat… Au passage, quid du sort du président renversé, Mohamed Bazoum, toujours séquestré, avec son épouse, par les auteurs du putsch de juillet 2023 ? Pour le général Tiani, libérer Bazoum reviendrait à « se planter un couteau dans le ventre ». Autant dire que la question de la libération du président-otage n’est pas à l’ordre du jour.
« Disque rayé et phraséologie populiste… »
A quoi aura servi cette interview ? A confirmer la nature du régime que les putschistes du 26 juillet 2023 entendent imposer durablement, en rupture avec le pluralisme politique. Les Nigériens savent donc à quoi s’en tenir… Tout au long de l’interview, aucune référence à la période de transition. Ce mot est désormais évacué de l’agenda des juntes coalisées du Niger, Mali et Burkina Faso, réunies au seinl’Alliance des Etats du Sahel (AES). Commentaire du journal nigérien L’Autre Républicain, au lendemain de cette interview : « Sur un ton de disque rayé, le général a laissé les Nigériens sur leur faim, tant il manque de réponses à certaines questions essentielles pour rassurer ses concitoyens de la mauvaise posture dans laquelle se trouve le pays. Le moins qu’on puisse dire, le bout du tunnel n’est pas pour demain (…) Les Nigériens avaient espéré entendre des annonces fortes dans le sens de l’amélioration du quotidien, la cherté de la vie, le problème de fourniture d’électricité, la perte d’emplois, le déficit céréalier et fourrager, l’insécurité, etc. de la vision claire du régime avec un programme alléchant pour faire face au Ramadan qui arrive dans un mois. Bref, tant de chocs qui attendent des réponses de la part de Tiani. Loin de ces attentes existentielles, le général s’est illustré dans l’apprentissage de la phraséologie populiste et la défiance à l’égard de la Cédéao et de la France pour légitimer son arrivée au pouvoir par effraction. »
Pendant ce temps, au Burkina Faso… Le capitaine Ibrahim Traoré, leader suprême du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR, organe dirigeant de la junte) ne cache plus rien de son irrésistible désir de présidence à durée indéterminée. Un projet déjà scandé dans les cercles de partisans qui l’exhortent à présider, « pour toujours », aux destinées de la nation. Il se gausse desopinions critiques en déclarant, le 17 février dernier, lors d’un meeting de « soutien à la patrie », sa totale indifférence à l’égard de « ceux qui nous appellent des putschistes ». Pourquoi ? Parce que, martèle-t-il, « nous ne sommes pas Français, donc nous ne savons pas ce que ce mot veut dire ». Sur les réseaux sociaux, des internautes ont tenu à préciser que le mot « putsch » est d’origine suisse-allemande. Lors de ce meeting, le capitaine Traoré – « IB » pour les fans –, qui avait affirmé après son putsch être en capacité d’éradiquer le terrorisme en trois mois, promet désormais de « faire de l’armée burkinabè une puissance à craindre ».
Arme fatale contre les « dissidents »
Devant un public acquis, ce 17 février, l’homme multiplie les slogans, les allégations fallacieuses et les envolées supposément nationalistes. A travers son discours, il écrit sa propre légende. A lui seul, il est la solution à tous les maux des Burkinabè. Déroulant un invraisemblable catalogue de promesses qui n’engagent que ceux qui les écoutent, il scande ses imprécations contre les « valets de l’impérialisme » et les « ennemis de l’intérieur et de l’extérieur » tapis dans l’ombre et menaçant la vie de ses concitoyens. Le capitaine sans peur et sans reproche invite son peuple à tous les sacrifices – sous sa houlette, bien entendu -, et à compter sur ses propres forces en attendant des lendemains enchanteurs. Des couplets qui ne manquent pas de rappeler les beaux jours de certaines dictatures militaires des années 70 et 80 sur le continent…
En attendant les lendemains qui chantent, la soldatesque du régime s’emploie à mettre en pratique, avec une remarquable application, le principe énoncé fin 2023 par le capitaine-président Ibrahim Traoré, selon lequel « les libertés individuelles ne priment pas sur celles de la nation ». Arme fatale à l’encontre des voix « dissidentes » : les enlèvements, arrestations extra-judiciaires et disparitions inquiétantes relèvent désormais de l’ordinaire au Burkina Faso. Parmi les dernières personnalités en date, victimes des kidnappeurs en kaki, l’avocat Guy Hervé Kam, embarqué le 24 janvier 2024 vers une « destination inconnue ». L’inconnu a pris forme, le 17 février dernier, lorsque l’on a retrouvé l’ex-ministre des Affaires étrangères, Ablassé Ouédraogo, dont nous avions signalé l’enlèvement le 24 décembre 2023 par des individus disant appartenir à la police nationale. Sur une photo prise récemment quelque part à l’intérieur du pays, le septuagénaire vêtu d’un treillis militaire et portant une kalachnikov, pose, l’air hagard, à côté d’un membre des « Volontaires pour la défense de la patrie » (VDP), affectés à la lutte contre les Groupes armés terroristes (GAT). Sous le régime putschiste de Ouagadougou, on peut, en toute impunité, déporter des opposants vers des goulags d’un genre nouveau, au nom de la lutte contre le terrorisme.
Extension du domaine du putsch
A part ça, le Sénégal… Massive déception pour les néo-panafricanistes, néo-souverainistes, influenceurs échevelés et autres cyber-hurleurs agrippés à la cause des sahélo-putschistes : le Sénégal ne rejoindra pas la diagonale des nouveaux régimes militaires d’Afrique de l’Ouest. Après l’annonce par le président Macky Sall, début février, du report de l’élection présidentielle, la crise ouverte par cette décision a été, pour l’heure, contenue par le Conseil constitutionnel. Ce dernier ayant invalidé le report du scrutin, les Sénégalais sont à présent dans l’attente d’une nouvelle date. Au regard de cette séquence, on peut constater que ce pays dispose encore des ressorts nécessaires – les articulations entre pouvoirs et contre-pouvoirs – pour faire face aux épisodes critiques de la vie nationale. Ceux qui espéraient un coup d’Etat militaire au Sénégal en sont donc pour leurs frais. A cet égard, il a été rapporté que des officiers du Niger, Mali et Burkina Faso auraient tenté d’inciter certains éléments de l’armée sénégalaise à opérer un putsch. Des informations confirmées par l’état-major du pays concerné… Peine perdue donc pour les nouveaux prosélytes du coup de force en Afrique de l’Ouest. L’extension du domaine du putsch peut encore attendre.
Francis Laloupo, Journaliste, Enseignant en Géopolitique.