Le Bénin, un pays d’avant-gardistes (Une tribune de Kebo Okioh)

Le Bénin, un pays d’avant-gardistes

Table ronde, séminaire, forum, atelier de réflexion sur la promotion des industries culturelles au Bénin et les conclusions sont très souvent les mêmes.  Les causes de l’état actuel des industries culturelles et créatives béninoises seraient selon leurs divers travaux, le manque de formation professionnelle des acteurs du milieu, l’absence de chaînes de distribution et les difficultés à obtenir des investissements conséquents. Les approches de solution suggérées : accroître les investissements et créer un environnement qui sécurise lesdits investissements.

In petto, j’ai la profonde conviction que nous négligeons un point important. Un mal commun qui ronge bien des secteurs d’activités de notre pays et pas seulement les industries culturelles et créatives.

Plusieurs mois déjà que je réfléchis à expliquer ma théorie sur l’état des choses dans le milieu créatif béninois, mais une phrase célèbre de l’artiste nigérian Burna Boy, m’a toujours fait me raviser: “You go explain tire…because no evidence”. C’est une phrase du pidgin nigérian pour dire que l’on pourrait tenter d’expliquer maintes fois certaines choses qu’on comprend profondément, mais tant qu’on n’a pas connu du succès (pour dire : gagner énormément d’argent) dans le domaine dont on parle, les arguments ne seraient pas pris en considération. Cette phrase de Burna Boy est tout simplement la version urbaine de la citation de la Bible: “…la sagesse du pauvre est méprisée, et ses paroles ne sont pas écoutées”.

Je pense qu’avec tout ce que je lis et j’entends depuis un moment, qui présente l’industrie culturelle et créative au Bénin comme une industrie inexistante, il est temps et important que je m’exprime finalement sur le sujet.

Le diagnostic habituel qui limite les causes des maux des industries créatives au manque de formation et d’investissement, omet pour ma part, un mal plus profond qui ronge le secteur. Un mal que j’appelle “l’ignorance de son avance”. En effet, le Bénin a toujours été en avance dans bien de domaines. Nous avons donné le ton à diverses révolutions, nous avons construit les fondations sur lesquelles, d’autres peuples ont bâti des forteresses.

de la gauche vers la droite: George WALKE, Kojo Tovalou HOUENOU, Marcus GARVEY/ aucun droit sur l’image

Nous avons oublié que le précurseur du panafricanisme, le béninois surdoué Kojo Tovalou HOUENOU, reste dans les annales, pour son combat et son discours légendaire au congrès de l’Universal Negro Improvement Association (UNIA) de Marcus Garvey à New York en août 1924.

Nous avons oublié que Paul HAZOUME a écrit en 1938, le premier grand roman “négro-africain” en langue française, Doguicimi, prix de la langue française en 1939 délivré par l’Académie Française.

Nous avons oublié que notre pays a donné le ton à l’instauration de la démocratie et des conférences nationales dans la sous-région.

Nous avons oublié que les KORA AWARDS ont été créés par le béninois Ernest Adjovi en 1994, rassemblant toute l’industrie musicale africaine.

Nous avons oublié que Christian LAGNIDE a créé en 1997 une chaîne de télévision privée commerciale qui diffusait des programmes 24h/24 avec d’inoubliables émissions de divertissement après que le pays ait été l’un des premiers Etats francophones sub-sahariens à libéraliser ses ondes et créé une instance de régulation au lendemain de la Conférence Nationale.

Nous avons oublié que Wally Badarou , un des plus grands musiciens du 20ème siècle, a été le directeur musical et le compositeur de la parade du Bicentenaire de la Révolution à Paris en 1989.

Nous avons oublié que Angélique KIDJO est considérée comme la “reine incontestée de la musique africaine” par le Daily Telegraph et comme la “première diva africaine” par Times Magazine.

Nous avons oublié qu’il y avait des collèges et écoles dans de nombreux pays africains francophones avec un corps professoral presque entièrement béninois.

Nous avons oublié que Joseph KPOBLY, plasticien de génie, était surnommé « le chef décorateur attitré du cinéma africain ».

 

Joseph KPOBLY/aucun droit sur l’image

Nous sommes un peuple d’avant-gardistes depuis des générations. Un petit pays de 114.763 km² avec peu de ressources minières mais doté d’une ressource humaine incroyable. Un réservoir de pionniers qui creusent des fondations et laissent d’autres y bâtir des gratte-ciels. Un peuple qui cherche de l’or dans les sous-sols jusqu’à se souiller quand l’or est déjà en lui.

Ne pas comprendre qu’on est en avance, a créé une nation de femmes et d’hommes usés, déçus, déprimés qui a laissé, oublié, minimisé ses propres exploits. Une nation qui regarde avec envie les gratte-ciels construits sur certaines de ses fondations.

Notre nation branding s’est finalement mis en place depuis quelques années et n’a malheureusement toujours pas inclus dans ses lignes, les exploits de nos génies créatifs. Dans l’industrie culturelle et créative béninoise, nous avons eu des écrivains, des cinéastes, des musiciens, des stylistes, des artistes peintres, des artisans de génie qui ont perdu de leur verve en ne comprenant pas qu’ils étaient des avant-gardistes et que la masse ne pourrait apprécier leurs œuvres que bien plus tard.

Trône d’apparat du Roi GHEZO

Vous arrive-t-il de vous demander ce que pensent nos parents défunts qui ont conçu le trône d’apparat du Roi GHEZO et d’autres objets exceptionnels, quand ils regardent du ciel, les ébénistes et menuisiers d’aujourd’hui nous concevoir des fauteuils européens pas en équilibre? C’est l’occasion de rendre hommage aux artisans de génie de cette période.

Vous arrive-t-il de vous demander ce que serait le cinéma béninois aujourd’hui si on avait réussi à garder fonctionnelles, nos différentes salles de cinémas, sachant que chaque commune disposait d’un espace dédié ; ou ce que cela aurait été d’investir sur Pipi Wobaho, Eléphant Mouillé et autres, pour créer une industrie de cinéma populaire? Je tiens à rappeler aux plus jeunes qu’il fut un temps où des responsables d’établissements pénitentiaires rassemblaient des prisonniers dans des bus pour les emmener voir des films béninois au cinéma.

Vous arrive-t-il de vous demander pourquoi après avoir vu LC2 nous servir des émissions de divertissement incroyables et même une revue de presse qui rassemblait tout un peuple le dimanche devant les écrans de télévision, qu’il faille aujourd’hui copier des concepts d’émissions ivoiriennes pour meubler nos nouvelles chaînes?

Vous est-il arrivé comme à moi, d’entendre le morceau « Bécane » du chanteur français Yamé sorti en fin d’année 2023, et de vous demander si ce n’était pas une version 2023 des morceaux du chanteur béninois Charles Darboux alias Kemtaan entre 2010 et 2013?

Le questionnement en devient sempiternel.

« L’entrepreneur de l’audiovisuel en avance sur son temps », c’était le titre d’un l’article de Libre Express en novembre 2022 qui retraçait mon parcours entrepreneurial. Cet article écrit par quelqu’un d’autre sur ma vie, m’a ouvert les yeux sur moi-même. J’ai compris que je n’avais pas su mesurer mes pas et que j’aurais dû intégrer mon avance aux inputs dans la phase d’analyse interne et externe pour la finalisation de mes plans marketing. Je n’aurais pas autant souffert, comme beaucoup d’autres, d’être incompris. Je n’aurais pas autant flirté avec les échecs répétitifs et la dépression.

Finalement, j’ai mis tous mes projets en pause. J’allais trop vite. Tous mes plans d’exécution sont actuellement en révision. Bloc par bloc, je vais reconstruire en prenant en considération ce détail important.

Faire grandir notre industrie culturelle et créative nécessitera l’acceptation de notre génie créatif et de notre avant-gardisme. C’est seulement dans ce cas que les investissements massifs et la création d’environnements adaptés ne demeureront pas des travaux de Sisyphe.

Construisons sur nos « fondations ». La construction prendra son temps mais le modèle sera solide.

Delay is not denial.

Kebo OKIOH

manasse

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