Victor Topanou analyse dans une tribune la situation électorale en Guinée Conakry et en Côte d’Ivoire. Pour l’ancien ministre de la Justice, les candidatures de Alpha Condé et de Alassane Ouattara pour un troisième mandat posent un problème « éthique et politique », mais non juridique. Voici son développement.
Lire l’intégralité de sa tribune
L’actualité politique et démocratique en Afrique de l’Ouest depuis quelques mois se focalise autour des élections présidentielles en Côte-d’Ivoire et en Guinée. Ces deux pays illustrent en ce moment la problématique de la pérennisation des régimes au pouvoir par la technique de la violation du principe constitutionnel du « mandat présidentiel de cinq ans renouvelable une fois ».
C’est qu’en effet, il est apparu aux yeux des pères fondateurs des démocraties africaines que le principe de la limitation des mandats présidentiels était un excellent moyen de rompre avec les régimes monolithiques et les présidences à vie des trente premières années des indépendances africaines. Il semblait être le meilleur moyen de garantir, non seulement le renouvellement de la classe politique à travers l’alternance au sommet de l’Etat, mais aussi et surtout la pacification de la vie politique. Mais très rapidement, certains gouvernants très assoiffés du pouvoir, ont décidé d’user de tous les subterfuges juridiques à leur disposition pour briser le consensus de la limitation des mandats présidentiels en procédant à des révisions constitutionnelles dont le seul but est de pérenniser leur pouvoir : il s’agit des révisions constitutionnelles opportunistes.
De façon constante, nous distinguons trois types de révisions constitutionnelles à savoir les révisions constitutionnelles opportunistes dont la seule finalité est de pérenniser les pouvoirs en place (elles touchent pour l’essentiel à la limitation des mandats et aux critères d’éligibilité), les révisions constitutionnelles de crise qui sont faites en situation de crise justement pour sortir des crises toujours occasionnées par les acteurs politiques et enfin les révisions constitutionnelles de confort qui sont celles qui interviennent pour renforcer, soit les droits et devoirs des citoyens, soit le fonctionnement démocratique des Institutions. Si les révisions constitutionnelles de confort sont souhaitées, les révisions constitutionnelles opportunistes, elles, sont à proscrire et quant aux révisions constitutionnelles de crise, elles s’imposent.
C’est la Guinée du Professeur de Droit Alpha Condé et la Côte-d’Ivoire de l’économiste Alassane Dramane Ouattara (ADO) qui s’illustrent négativement dans la sous-région depuis quelques mois.
Or depuis, l’insurrection populaire du 31 Octobre 2014 au Burkina Faso qui a renversé le régime de Blaise Compaoré, l’Afrique de l’Ouest, à l’exception notoire du Togo, semblait avoir fini avec les révisions constitutionnelles opportunistes et la présidence à vie : les pays anglophones, tels le Nigéria, le Ghana, le Libéria, la Sierra-Léone de même que certains pays francophones et les Iles du Cap Vert semblaient afficher une stabilité rassurante sur cette question. C’est la Guinée du Professeur de Droit Alpha Condé et la Côte-d’Ivoire de l’économiste Alassane Dramane Ouattara (ADO) qui s’illustrent négativement dans la sous-région depuis quelques mois. Ces deux cas présentent toutes les caractéristiques des révisions constitutionnelles opportunistes, à savoir conçues pour pérenniser les régimes des Présidents Alassane Ouattara et Alpha Condé au pouvoir. Tous les deux ont en commun d’être des élites intellectuelles dont les parcours respectifs ne laissaient présager une fin pareille.
Mais très tôt, les débats sur leur désir de faire un troisième mandat se sont focalisés autour de la dimension juridique de la question à savoir si le caractère légal ou illégal du troisième mandat et l’intérêt de cette réflexion est de montrer que ce débat a trois dimensions, la dimension juridique, bien sûr mais aussi les dimension éthique et politique qui sont probablement plus importantes encore que la dimension juridique. En effet, non seulement on aurait tort de réduire ce débat à sa seule dimension juridique qui a déjà été vidée aussi bien sur le fond que sur la forme lors de l’adoption de ces nouvelles constitutions (I) mais aussi et surtout il importe de souligner que les dimensions éthique et politique doivent prédominer (II).
I / Un débat juridique vidé avec l’adoption des nouvelles constitutions
Une constitution ne connaît que deux sorts, soit elle est révisée, soit elle est changée. Dans le premier cas, il faut souligner que toutes les Constitutions prévoient en leur sein, leurs propres procédures de révision aussi bien sur la forme que sur le fond tandis que dans le second cas, aucune constitution ne prévoit sa propre disparition. Elles sont abrogées, soit de façon directe par l’adoption d’une nouvelle constitution, soit de façon indirecte par sa suspension en cas de coup d’Etat avec toutes les conséquences de droit et en attendant l’adoption d’une nouvelle. Dans le premier cas, les débats sont plus compliqués car la difficulté a toujours été de savoir jusqu’où peut-on continuer de parler d’une simple révision et à partir de quel moment peut-on parler de l’adoption d’une nouvelle constitution ; et puisqu’aucune constitution ne règle le problème, c’est à la doctrine qu’il est revenu de le faire.
Et dans la doctrine, c’est au Professeur Martin Bléou qu’il revient ce qu’il n’est pas superflu de considérer comme étant la meilleure définition. En effet, c’est au cours d’une conférence inaugurale prononcée le lundi 3 décembre 2007 à l’occasion de la rentrée solennelle de la Chaire Unesco des Droits de la Personne et de la Démocratie de l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin (voir pp. 5 & 6), que le Professeur Martin Bléou, avec toute la maîtrise et le doigté qu’on lui connaît, a définitivement tranché, de notre point de vue, le débat. D’abord, le Professeur Martin Bléou donne deux définitions de la révision constitutionnelle, l’une négative, l’autre positive. Pour lui :
« Négativement, la révision de la Constitution n’est pas l’établissement de celle-ci. En d’autres termes, par la technique de la révision, on ne saurait aboutir à la mise en place d’une Constitution nouvelle, distincte de l’ancienne. C’est que positivement, la révision consiste dans la modification de la Constitution existante. Et cela peut se traduire par une adjonction ou une soustraction ».
Ainsi, même s’il ne dit rien sur la forme, il est très largement admis que la révision d’une Constitution se fait par le biais du constituant dérivé, c’est-à-dire par la voie parlementaire. Il n’a jamais été utile dans le cadre d’une simple révision constitutionnelle d’organiser un référendum sauf sur certaines questions très sensibles et sous certaines conditions préalablement définies par le constituant originel dans la Constitution. De même, sur le fond, une révision est nécessairement chirurgicale et ne concerne que très peu de points, trois à cinq au maximum.
Ensuite, en voulant montrer à partir de quand l’on peut et l’on doit parler d’une nouvelle constitution, le Professeur Martin Bléou s’est inspiré de la révision constitutionnelle opérée par l’Assemblée Nationale de Côte-d’Ivoire le 2 juillet 1998 et qui a touché 53 articles pour constater que :
« Cette révision constitutionnelle a affecté la procédure de révision initialement établie par la Constitution du 03 novembre 1960, rendu plus sévères les conditions d’éligibilité à la Présidence de la République, a offert aux Associations de défense des droits de l’homme légalement constituées le droit d’attraire devant le Conseil Constitutionnel les lois portant atteinte aux libertés publiques, créé trois Cours suprêmes (la Cour de Cassation, le Conseil d’État, la Cour des Comptes) ».
Et de conclure que :
« Cette révision constitutionnelle a été critiquée comme une fraude à la Constitution. L’on s’est demandé si l’organe investi du pouvoir de réviser la Constitution n’a pas outrepassé ses pouvoirs. Certains ont même parlé de détournement de procédure car par la technique de la révision, l’on avait abouti à des institutions nouvelles, à des principes nouveaux. Ce qui autorisait à y voir en fait une Constitution nouvelle. L’on a même pu conclure à la banalisation de la Constitution, loi suprême ».
Ici aussi, même s’il ne dit expressément rien sur la forme, il est largement admis que l’on ne peut adopter une nouvelle constitution par voie parlementaire. C’est pourquoi il parle de « détournement de procédure ». Car une nouvelle constitution, pour être revêtue de toute sa légitimité et de toute sa splendeur se doit d’être adoptée par voie référendaire. De même sur le fond, dans l’hypothèse d’une nouvelle constitution, l’on peut toucher à autant de points que l’on veut, voire même changer la nature du régime (présidentiel, parlementaire, semi-présidentiel, voire même présidentialiste).
Or, à l’évidence, en Côte-d’Ivoire comme en Guinée, il s’agit bel et bien de l’adoption de nouvelles Constitutions et non de révisions constitutionnelles car non seulement sur le fond, elles créent de nouvelles institutions en suppriment d’autres, changent profondément la nature de certaines autres et créent des principes nouveaux mais aussi sur la forme, elles sont régulièrement revêtues de la légitimité populaire obtenue par voie référendaire. C’est pourquoi, ça ne fait pas sens de soutenir qu’une nouvelle constitution régulièrement adoptée ne serait plus une nouvelle constitution parce qu’elle reprendrait quelques principes de l’ancienne constitution.
Autrement dit, parce que le principe de la limitation des mandats est reconduit d’une constitution à une autre, ou encore parce que le principe de la laïcité de l’Etat est reconduit d’une constitution à l’autre, on ne serait plus en droit de parler d’une nouvelle constitution avec ses effets induits, même si cette nouvelle constitution est adoptée par référendum et qu’elle contient de nouvelles institutions et instaure de nouveaux rapports entre les différents pouvoirs. Au total, elle serait nouvelle sur certains aspects et ancienne sur d’autres ; non, une Constitution est nouvelle ou ne l’est pas et quand elle est juste révisée, elle demeure la même constitution et ne devient pas une nouvelle constitution. En définitive, le débat sur le troisième mandat des Présidents Alpha Condé et Alassane Ouattara est un débat éthique et politique.
II/ Un débat essentiellement éthique et politique
Sur le plan éthique, les Ivoiriens ont bien le droit de reprocher au Président Alassane Ouattara le fait qu’il leur ait menti pour les convaincre de voter oui au référendum constitutionnel. En effet, selon plusieurs acteurs politiques dont le Ministre de la Justice, la nouvelle constitution n’aurait jamais permis au Président sortant de se représenter pour un nouveau mandat. De sorte qu’en se présentant maintenant, plusieurs centaines de milliers de citoyens se sentent trahis et floués. Le PDCI également pourrait se sentir trahi parce que selon un accord politique, dont eux seuls connaissent la teneur, le parti aurait soutenu Ouattara afin qu’au terme de ses deux mandats, ce dernier lui retourne l’ascenseur et non pas se représenter contre lui.
De même, les Guinéens sont parfaitement légitimes à reprocher à leur Président d’avoir tué certains parmi eux, juste pour faire adopter la nouvelle constitution qui lui permet aujourd’hui de se présenter pour un nouveau mandat : cela relève de l’éthique et peut remettre en cause la légitimité des gouvernants sans jamais remettre en cause leur légalité. Dans l’un et l’autre cas, les populations ont également le droit d’aspirer au renouvellement de leurs classes politiques et de considérer que les candidats Ouattara et Condé sont trop âgés pour se représenter, et ce, au regard de l’âge qu’ils auront à la fin des mandats qu’ils briguent actuellement, soit plus de quatre-vingt-ans. En plus, leurs concitoyens se souviennent de leurs prises de position sur la question de l’âge des candidats à l’élection présidentielle : faire fi de tout cela et se représenter aujourd’hui relève aussi de l’éthique, pas de la légalité.
Certes, sous tous les cieux, il y a une poussée et une demande de plus en plus fortes d’une politique plus propre et plus éthique, certains allant jusqu’à souhaiter une politique plus morale.
Malheureusement, tout le monde sait que la politique et l’éthique n’ont jamais fait bon ménage et ils ne sont pas prêts à le faire de sitôt : en politique, seuls les rapports de force et les intérêts comptent et compteront longtemps encore. En effet, si les peuples sont de plus en plus demandeurs d’éthique, voire de morale, c’est aussi parce qu’ils savent ne pas pouvoir compter sur la politique qui est cruelle et cynique avec eux ; c’est surtout parce qu’ils savent que la faiblesse structurelle de leurs Etats ainsi que la faiblesse chronique de la culture démocratique de leurs gouvernants ne constituent pas des remparts pour eux.
Manifestations contre la candidature de Ouattara à Yopougon-Sicogi
En effet, ils voient bien comment leurs gouvernants sont capables d’entraîner leurs pays dans des guerres juste pour défendre leurs intérêts personnels et égoïstes. Ils les savent capables de retourner l’appareil répressif des Etats contre les populations toujours pour défendre et protéger leurs intérêts personnels et égoïstes. Ils savent enfin, sans prétendre à l’exhaustivité, que pour leurs gouvernants, les Etats ne sont que d’immenses gâteaux à parts multiples et infinies et qu’in fine l’enjeu ultime de leurs bagarres n’est rien que le contrôle pour cinq ans et pour le plus longtemps possible des richesses nationales : ils les savent tous prédateurs.
Mais ils les savent aussi capables de profiter de la faiblesse de la culture démocratique de leurs concitoyens. Ainsi, aux yeux et à la barbe des opinions publiques nationale et internationale, les fraudes électorales institutionnelles et individuelles, chaque jour toujours plus sophistiquées, sont organisées pour tronquer l’expression populaire et pérenniser les régimes en place. Au point où, la conscience collective a fini par intérioriser qu’en Afrique, un pouvoir en place ne peut organiser une élection et la perdre. Ils savent aussi et surtout que leurs élites prédatrices instrumentalisent à leur seul profit les valeurs démocratiques auxquelles elles s’empressent d’opposer quand ça les arrange les contre valeurs culturelles africaines telles l’interdiction de s’opposer à la parole des aînés ou encore le règne à vie du Chef si caractéristique du fonctionnement monarchique de nos sociétés traditionnelles.
Mais que faire face à cette situation inextricable de divorce presqu’inconciliable entre d’un côté, des peuples désabusés qui sont demandeurs de plus d’éthique, voire de morale et de l’autre des gouvernants toujours plus prédateurs et égoïstes ? A nos yeux, il n’y a que deux voies, la voie interne et la voie externe. Sur le plan interne, il y a la voie du peuple et celle des armes. Le peuple a deux solutions, la première l’expression démocratique et la seconde, celle de l’insurrection populaire. La première est souvent sans issue avec toute l’ingénierie de fraude que développent les gouvernants. La seconde donne l’illusion d’une vraie victoire populaire. Mais en réalité, très vite les gouvernants reprennent le dessus.
Il n’existe pas un seul pays au monde où l’insurrection populaire a effectivement changé les choses en profondeur ; ni dans la France révolutionnaire ni dans le Burkina Faso de 2014, encore moins en Egypte, en Syrie ou ailleurs : très rapidement, les peuples se font voler leur victoire par une nouvelle élite de prédateurs en embuscade pour faire triompher ses intérêts. En ce qui concerne la voie des armes, quelles que soient ses formes (rebellions, guerre civile ou autres), elle constitue toujours la pire des solutions. La violence exacerbe les inégalités et les antagonismes ; elle laisse des plaies béates et inutiles qui mettent longtemps, très longtemps à cicatriser et à guérir.
Sur le plan externe, il y a exclusivement le rôle des Organisations internationales, qu’elles soient sous-régionales, régionales ou internationales. Ces derniers temps c’est la CEDEAO qui est sous les feux de la rampe. Il lui est reproché surtout sa fâcheuse tendance à supporter les régimes en place contre les peuples, à jouer le haut contre le bas comme si elle pouvait faire autrement. La Cedeao reste et demeure une Organisation Internationale des Etats ; en tant que tel, elle est garante de la légalité internationale. Or, le droit international est édicté par les Etats pour se protéger ; il en découle que la Cedeao est faite pour protéger les Etats et leur volonté : dans ce registre, elle ne joue que trop bien son rôle. Ceci dit, elle peut faire mieux, mais pour faire mieux, il faut que les peuples obtiennent de leurs Etats qu’elle fasse mieux.
Dans ce sens, il faut avoir le courage d’ouvrir une vraie réflexion sur le principe de la « souveraineté limitée » ou encore de la limitation de la souveraineté des Etats afin de permettre à des Organisations Internationales, réellement supranationales de définir et de mettre en œuvre des politiques communes au profit des peuples et surtout de se donner les moyens de privilégier la diplomatie préventive. C’est possible mais encore faut-il en avoir la volonté politique car comme l’écrivait Edem Kodjo dans Et demain l’Afrique, la « volonté politique a toujours précédé dans l’histoire, la réalisation des grandes œuvres politiques, économiques et sociales ».
En attendant, la seule solution est l’éducation pour tous, qu’elle soit formelle ou non formelle ; elle seule pourra faire reculer le plus loin possible les frontières de l’ignorance, source de tous les malheurs ; et le temps fera le reste.
Par Prudent Victor Toponou
Maître de conférences de sciences politiques
Faculté de droit et et de sciences politiques Université d’Abomey-Calavi