Dans sa lettre ouverte adressée au ministre de la Justice et de la législation, Joel Aîvo ne s’est pas contenté d’évoquer son calvaire à la prison civile de Cotonou. Le constitutionnaliste s’est également fait le porte-voix des individus placés sous mandat de dépôt et détenus depuis 10 pour certains, et 20 ans pour d’autres, sans jugement. Il a alerté sur les nombreux cas de violation du code de procédure pénale, invitant Sévérin Quenum à veiller au respect de l’Etat de droit.
Extrait : « 17- Pour finir, il me plait de saisir l’occasion de cette lettre pour attirer votre attention sur quelques- unes des urgences de votre ministère. Il s’agit du cas de nos compatriotes oubliés par la justice dans nos prisons. J’ai réussi à sortir de prison quelques-uns grâce au service de mes avocats, mais ils sont encore plusieurs dizaines abandonnés par leurs juges. Placés en détention provisoire, ils attendent ainsi provisoirement, certains depuis dix (10) ans, d’autres depuis vingt (20) ans d’être jugés pour être condamnés ou peut-être pour être acquittés. Or, l’article 147 de la Loi n°2021-15 du 18 mars 2013 portant Code de procédure pénale en République du Bénin, modifiée et complétée par la Loi n°2018-14 du 02 juillet 2018 est claire et précise au sujet de la durée d’une détention préventive: « Les autorités judiciaires sont tenues de présenter l’inculpé aux juridictions de jugement dans un délai de cinq (05) ans en matière criminelle; trois (03) ans en matière correctionnelle ». Donc, en français facile, dans les cas les plus graves, nul ne peut être retenu en détention provisoire au-delà de cinq (05) sans être jugé. Pourtant, les cas des personnes que je vous présente ci-dessous, sont très alarmants et donnent la mesure du fossé qui existe entre le discours et la réalité sur l’état de notre justice et surtout sur la situation des droits de l’homme au Bénin. C’est le cas par exemple de : Issa Gogan, en détention provisoire depuis le 22 avril 2003. Il attend depuis vingt (20) ans d’être jugé. Malheureusement le provisoire est devenu plus féroce que le définitif.
Ulrich Kinda est en prison depuis le 21 février 2005. Sa détention provisoire a déjà duré dix- huit (18) ans. Lui aussi abandonné par ses juges, attend dans les couloirs de la justice.
Ousmane Ibrahim est emprisonné depuis le 12 février 2008. Ça fait donc quinze (15) ans qu’il attend que la justice mette fin à sa détention provisoire et lui dise s’il est coupable ou innocent des faits dont on l’accuse.
Je peux vous en citer une bonne dizaine d’autres victimes de la justice. Vous trouverez, ci-joint, la liste de quelques-uns de ces << oubliés » qui auraient grand besoin du Ministre de la justice, en charge des droits de l’Homme. Que dire de la vie du vieux Koto Dafia? Quatre-vingt (80) ans, originaire de Kouandé. Vous l’avez fait arrêter pour terrorisme dans le cadre des élections présidentielles d’avril 2021. À quatre-vingt (80) ans, croyez-moi, il n’a plus de force pour vivre une détention et se meurt à côté de moi, chaque jour un peu plus. Sauvez-lui la vie en lui rendant sa liberté, tout au moins, comme vous savez si bien le faire, en le plaçant sous contrôle judiciaire.
18- Monsieur le Garde des sceaux, il est inutile de vous dire que ces oubliés de la justice s’éteignent lentement dans nos prisons. Eux, méritent que le Ministère de la justice, de la législation et des droits de l’Homme mobilise ses moyens, ses pouvoirs et le corps judiciaire pour leur rendre justice. C’est pourquoi, j’ai toujours pensé que vous rendrez un bien grand service à notre pays en débarrassant nos cours et tribunaux des nombreux dossiers de responsables et militants de l’opposition que vous avez placés massivement en détention ou sous contrôle judiciaire à la queue leu leu. Ainsi, vous ferez recentrer la justice béninoise sur son cœur de métier, ses activités traditionnelles et ses nobles objectifs. Par la même occasion, vous permettrez au corps judiciaire, procureurs, juges et greffiers de s’occuper enfin pleinement des justiciables qui attendent depuis vingt (20) ans, dix-huit (18) ans, quinze (15) ans que l’État leur rende justice. C’est cela l’État de droit. C’est surtout pour cela que la fraternité et la justice sont au fronton de la devise de notre pays.
Monsieur le Ministre, vous me connaissez très bien pour savoir que, dans mes prises de position en général et particulièrement dans les lignes qui précèdent, il n’y a aucune trace de rancune ni d’aversion à votre égard. Vous et moi sommes chacun de son côté, là où il doit être pour que l’histoire s’écrive. Je ne vous en veux pas d’accomplir votre destin personnel, là où vous êtes et moi, là où je suis.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à l’assurance de ma considération ».
Extrait de la lettre de Joël Aïvo au ministre de la Justice