Les États-Unis, une démocratie où le droit de vote n’est pas garanti

Le Texas pourrait faire basculer l’élection présidentielle de novembre prochain, en redevenant démocrate pour la première fois depuis 1976. Si, bien sûr, les électeurs arrivent à y voter.

Le Texas pourrait faire basculer l’élection présidentielle de novembre prochain, en redevenant démocrate pour la première fois depuis 1976. Si, bien sûr, les électeurs arrivent à y voter.

Lundi, en Géorgie, des milliers de citoyens ont dû faire la file pendant six heures ou plus avant de pouvoir voter par anticipation, comme ici à Augusta, un ancien comté républicain devenu démocrate lors des récentes élections. Faire endurer une longue attente est une des stratégies pour décourager la population.© Michael Holahan/The Augusta Chronicle via AP Lundi, en Géorgie, des milliers de citoyens ont dû faire la file pendant six heures ou plus avant de pouvoir voter par anticipation, comme ici à Augusta, un ancien comté républicain devenu démocrate lors des récentes élections. Faire endurer une longue attente est une des stratégies pour décourager la population.

Le 7 octobre dernier, la Cour suprême de l’État a statué en effet que le comté de Harris, qui englobe la grande région de Houston et ses 4 millions d’habitants, ne pouvait pas envoyer de bulletins de vote par correspondance à tous les électeurs inscrits, en raison d’une loi qui autorise cette manière de voter par la poste uniquement pour les personnes âgées de 65 ans et plus. Les démocrates contestaient la validité de cette mesure étant donné que le pays est frappé de plein fouet par la pandémie de COVID-19.

En Pennsylvanie, remportée par Donald Trump en 2016 avec une majorité de 44 000 voix, les républicains pourraient bien faire disparaître près de 100 000 bulletins de vote par correspondance après que la Cour suprême de l’État a ordonné aux fonctionnaires de rejeter ceux qui n’auraient pas été renvoyés dans une enveloppe scellée et portant la formule « Bulletin de vote officiel ». Jusqu’à ce que les républicains en fassent la demande devant les tribunaux, ces « bulletins nus », comme on les appelle là-bas, c’est-à-dire qui ne sont pas mis dans une enveloppe blanche, étaient pourtant très bien comptabilisés.

Cette année, les demandes de bulletins par correspondance ont atteint un record en Pennsylvanie, un État pivot, à 2,5 millions. Selon le US Elections Project, un groupe de surveillance du processus électoral aux États-Unis, les démocrates en ont fait deux fois plus que les républicains.

Alors que le président américain en personne s’amuse à jeter le discrédit depuis des mois sur le processus électoral américain, annonçant, sans en apporter la preuve, que le prochain scrutin va être frauduleux, attribuant la faute au vote postal, sur le terrain des États, c’est une autre guerre électorale qui se joue. D’un côté, des démocrates cherchent à assurer le droit de vote de millions d’électeurs américains. De l’autre, des républicains ripostent devant les tribunaux pour maintenir les nombreuses barrières au vote toujours en place. Au nom de la protection de la démocratie, selon les partisans de Donald Trump.

Hypocrisie ? C’est ce que croit l’avocat Barry Richard, qui voit surtout dans ces démarches « une stratégie injuste pour limiter l’accès au vote », dit-il en entrevue au Devoir. L’homme a été de l’équipe de George W. Bush en Floride en 2000 lorsque le résultat du vote s’est retrouvé au cœur d’un dépouillement judiciaire historique. « Les efforts du président américain pour miner la confiance du public dans le processus électoral représentent la plus grande menace à notre démocratie. Et c’est une première dans l’histoire du pays. »

Ce qui ne l’est pas par contre, ce sont les contraintes à l’expression du vote qui ont été installées aux États-Unis depuis la fin du XIXe siècle et que plusieurs législations locales, généralement sous contrôle du Parti républicain, ont fait perdurer, mais également renforcées dans les dernières années. Les Afro-Américains et les jeunes sont les plus touchés par ses barrières. Statistiquement, ils sont aussi plus enclins à soutenir les démocrates.

Entre 2014 et 2016, les États américains ont réussi à faire disparaître 16 millions d’électeurs des listes électorales, souvent de manière inappropriée, a révélé une étude du Brennan Center, un groupe de défense des droits civiques aux États-Unis.

Un jugement de la Cour suprême des États-Unis datant de 2013 a mis fin à la supervision par le fédéral de ces purges, laissant ainsi le champ libre aux États pour baliser les listes électorales à des fins partisanes.

Effacer l’opposition

En 2018, Stacey Abrams, qui aspirait à devenir gouverneure de la Géorgie y a goûté. Elle a pris acte de sa défaite, mais n’a jamais accordé la victoire à son opposant, le secrétaire d’État Brian Kemp qui, deux semaines avant le jour du vote, a supervisé l’effacement de 340 000 électeurs de la liste, après en avoir déjà retiré 53 000, dont 80 % étaient des Afro-Américains. Ils représentent 32 % de la population de l’État.

La Floride, New York, la Caroline du Nord et la Virginie ont effectué des purges illégales de leurs listes, estime le Brennan Center, qui note également qu’en Alabama, en Arizona, en Indiana et dans le Maine, des lois ont également été votées en contravention à la loi fédérale de 1993 sur l’enregistrement des électeurs et même celle de 1965 sur le droit de vote, reconnaissant et protégeant celui des Afro-Américains. Un quart des électeurs américains habitent dans ces huit États.

« Les stratégies visant à éloigner les minorités et les jeunes des urnes ne font qu’empirer, estime l’anthropologue Ryan Weichelt, de la University of Wisconsin, joint à Eau Claire par Le Devoir il y a quelques jours. Les allégations de fraudes électorales ne sont d’ailleurs que des excuses pour limiter leur droit de vote. »

En 2016, le Wisconsin a évoqué cette « fraude » pour rétablir des règles strictes d’identification des électeurs, en réduisant le nombre de documents admissibles et en imposant des cartes avec photo. L’usurpation d’identité a représenté 10 cas de fraude en 2016 dans l’ensemble des États-Unis, selon la Commission sur la fraude que Donald Trump a mise en place après sa victoire en espérant arriver à d’autres conclusions.

Par contre, dans la seule ville de Milwaukee, 41 000 électeurs ne sont pas allés voter en comparaison de 2012. Trump a remporté l’État avec 22 000 voix d’avance.

« Les démocrates au Congrès ont tenté de faire pression pour restaurer ces protections du droit de vote et d’accès aux urnes, mais les républicains leur bloquent sans cesse la route, poursuit M. Weichelt. Le seul espoir réside dans la Cour suprême, mais, comme elle penche du côté conservateur, les chances qu’elle puisse réparer ce qui a été détruit restent minces. »

Esquiver les mutations

« L’intimidation gouvernementale des électeurs est réelle et puissante, estime l’historienne Carol Anderson, autrice de l’essai One Person, One Vote, dans le documentaire All In: the Fight for Democracy (traduction libre : Engagé à fond : la lutte pour la démocratie) qui vient tout juste de faire son apparition sur Amazon Prime. L’objet dresse le portrait sombre des entraves au vote dans un pays qui dit pourtant être le gardien de la démocratie. « C’est à cause de la démographie changeante du pays, ajoute-t-elle. La peur de ce que le vote peut signifier désormais, d’une manière plus large. »

En 2008, Barack Obama, premier président afro-américain, avait fait entrer 15 millions d’électeurs de plus, par rapport au scrutin précédent, dans l’expression de cette démocratie. À l’époque, l’électeur blanc était majoritaire à 76 %, mais, depuis, sa part diminue. En 2018, elle était de 67 % face à l’ascension du vote latino et noir qui, lui, représente désormais 26 %, selon le Pew Research Center.

Cette démographie stimule plus que jamais les gardiens de barrière cherchant par l’entrave à préserver la suprématie d’une certaine caste politique. La suppression du droit de vote des personnes incarcérées ou en libération conditionnelle en fait habilement toujours partie. Elle prive de leur droit de vote 4,7 millions d’Américains ayant commis un crime, mais affecte de manière disproportionnée les Afro-Américains, soit 1 sur 13, contre 1 sur 56 pour les électeurs non noirs, selon le Sentencing Project.

« Le mouvement Black Lives Matter a fait apparaître de manière plus criante la question du droit de vote et l’importance d’y porter une attention accrue, dit Ryan Weichelt. Des actions comme celle de la National Basketball Association qui transforme ses arènes en bureau de vote peuvent faire changer les choses. » Selon le Leadership Conference Education Fund, une organisation de défense des droits civiques, 1688 bureaux de vote ont été fermés aux États-Unis depuis 2012, particulièrement dans les comtés à forte concentration de minorités. La multiplication du temps d’attente qui en résulte dans les bureaux restants agit également comme un frein au vote.

« Les choses avancent, car la plupart des gens croient que tout le monde doit avoir un droit de vote et que ce droit devait pouvoir s’exercer d’une manière plus facile qu’il ne l’est. » Et Ryan Weichelt ajoute : « Mais je suis un peu moins optimiste sur la manière dont les autorités électorales vont réussir à relever ce défi et sur la capacité des candidats à accepter les résultats que ces changements vont donner. »

Le Devoir/ Fabien Deglise